mercredi 22 octobre 2014

Sénégal - Macky Sall : "Mes principaux adversaires ne sont pas Wade et consorts, ce sont les inégalités sociales"

20/10/2014 à 09:14
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Au palais présidentiel, à Dakar, le 30 septembre. Au palais présidentiel, à Dakar, le 30 septembre. © Youri Lenquette/Pour J.A
Réformes, Wade père et fils, procès Habré, Ebola, diplomatie... Macky Sall, le chef de l'État sénégalais répond à toutes nos questions, et défend son bilan.
Palais présidentiel, Dakar, le 30 septembre. Avant de pénétrer dans le bureau du chef de l'État, Macky Sall, il faut montrer patte blanche, évidemment. Et, surtout, se laver moult fois les mains avec les solutions hydroalcooliques antiseptiques qui sont généreusement distribuées par les gendarmes en faction et les membres du protocole. Ebola est passé par là.
Puis négocier âprement la restitution de son téléphone portable confisqué, indispensable à l'enregistrement de l'entretien qu'il doit nous accorder. Dura lex sed lex... Le président doit intervenir lui-même pour que l'on nous rapporte le précieux objet. L'interview peut commencer. Elle durera plus d'une heure trente, au cours de laquelle il répondra à toutes les questions, à sa manière : un savant mélange de diplomatie, de piques discrètes mais acérées adressées à son prédécesseur et au fils de celui-ci, et de détermination à démontrer, à tous ceux qui doutent de sa réelle volonté de rupture, qu'il n'est pas homme à renier ses engagements.
Il tient à mettre les points sur les "i" quand on évoque son bilan et les réformes engagées, sa promesse de ramener son mandat à une durée de cinq ans, la Cour de répression de l'enrichissement illicite (Crei) qui juge actuellement Karim Wade, ou encore les accusations de népotisme que certains adversaires profèrent. Mais retrouve ce qui a, en partie, fait son succès en 2012 : son tempérament à l'exact opposé de celui de son ex-mentor Abdoulaye Wade, cette "normalité" faite de sobriété, de calme, de décontraction et d'une certaine réserve dès lors que l'on aborde tout ce qui a trait aux intérêts du Sénégal et aux relations diplomatiques.
JEUNE AFRIQUE: Lors d'une interview accordée à J.A. quelques semaines après votre élection, vous aviez déclaré : "Avec moi, tout va changer." Deux ans et demi après votre arrivée au pouvoir, qu'est-ce qui a réellement changé au Sénégal ?
Macky Sall : Beaucoup de choses et plus qu'on ne le dit. Nous avons mis l'accent sur deux aspects fondamentaux : la transformation du système de production économique du pays, articulée autour du Plan Sénégal émergent [PSE], et une politique ambitieuse de protection sociale des populations vulnérables. En fait, c'est toute la gouvernance du Sénégal qui a changé.
Vous avez nommé trois gouvernements depuis votre élection, dirigés par trois Premiers ministres aux profils très différents : un banquier, Abdoul Mbaye, une ancienne militante de gauche plutôt novice en politique, "Mimi" Touré, puis un technocrate, Mahammed Dionne, qui a été votre directeur de cabinet. À quoi correspondent ces changements successifs ?
Mon mandat doit répondre aux attentes très fortes de la population. L'évaluation du gouvernement, qui détermine la longévité du Premier ministre et de son équipe, se fait à l'aune des réponses apportées et des résultats. J'ai été amené à faire des choix et à trancher, en fonction des priorités et en recherchant une efficacité maximale. Aujourd'hui, je suis parfaitement en phase avec l'équipe actuelle et son action. Tous ont pu apporter leur contribution, et je les en remercie.
Lors de l'entretien
Lors de l'entretien. © Youri lenquette pour J.A.
Vous êtes issu de la famille libérale, et pourtant la coalition qui vous soutient réunit l'Alliance des forces de progrès (AFP) et le Parti socialiste (PS), tous deux issus de la gauche, tandis que vos principaux opposants, le Parti démocratique sénégalais (PDS) et Rewmi sont, comme vous, des libéraux. Difficile, pour les électeurs, de s'y retrouver...
[Rires] C'est le mystère du Sénégal... Cette coalition est née dans les conditions que vous savez, avant mon élection, pour faire respecter les dispositions de la Constitution et éviter le troisième mandat que Wade avait voulu imposer aux Sénégalais. Et c'est ainsi que, ensemble, nous étions convenus non seulement de mener cette bataille pour sauver notre démocratie, mais aussi de tous soutenir celui qui arriverait premier lors du scrutin. Je mène une politique d'inspiration libérale mais à forte connotation sociale. Nous nous retrouvons donc, y compris idéologiquement, autour du travail mené aujourd'hui dans le cadre du PSE. Tous ceux qui sont d'accord avec notre politique sont pour moi des alliés objectifs.
Abdoulaye Wade est un ancien président, nous lui devons respect et considération.
Pendant les douze années de règne d'Abdoulaye Wade, vous avez occupé de hautes fonctions durant plus de huit ans. Quel bilan tirez-vous de son double mandat ?
Il a été un chef d'État élu de fort belle manière, a exercé deux mandats et a voulu en effectuer un troisième, ce que les Sénégalais ont refusé. Il y a eu des réalisations très positives, d'autres nettement moins. Mais c'est un ancien président, nous lui devons respect et considération.
Son cas est tout de même particulier : celui d'un ancien chef d'État toujours impliqué en politique. Il reste le maître de son parti, le PDS, et ne vous ménage pas.
C'est effectivement très inhabituel, mais cela ne me pose aucun problème. Je le garde en haute estime. J'ai quand même travaillé longtemps avec lui, onze ans dans l'opposition, et huit ans au pouvoir.
Il a quand même déclaré récemment à J.A. qu'il lui suffisait d'un mot pour vous faire tomber...
Même s'il ne me ménage pas, moi, je le ménagerai. Ne serait-ce qu'en raison de son grand âge...
On a parfois l'impression que Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng ont verrouillé les ambitions présidentielles au sein de leurs partis respectifs, l'AFP et le PS. Notamment pour vous soutenir lors du prochain scrutin. Y a-t-il un accord entre vous en ce sens ?
Non, il n'y a aucun accord entre nous. Et je ne pense pas qu'il y ait une réelle volonté de blocage de candidature au sein de ces partis. Nous sommes encore loin de l'échéance.
Avec l'ancien président en 2007, dont il était alors le directeur de campagne.
Avec l'ancien président en 2007, dont il était alors le directeur de campagne. © Seyllou / AMD / AFD
À Dakar, lors des dernières élections locales, les candidats se réclamant de votre parti ont essuyé de nombreux revers face aux listes emmenées par le socialiste Khalifa Sall. Quelle leçon tirez-vous de ces résultats décevants ?
Il est vrai que dans la capitale, et dans deux ou trois autres villes, nous avons connu la défaite. Mais nous avons remporté plus de 80 % des collectivités du territoire. Pour un parti qui a cinq ans d'existence, c'est plutôt honorable. Nous n'avons pas vraiment perdu, puisque nous n'étions pas à la tête de ces collectivités. Nous étions en conquête. Soyons cependant honnêtes : mes partisans n'ont pas pu être élus, j'en tire effectivement les leçons. D'abord, ils n'ont pas fait leur travail comme il se devait. Ils étaient par ailleurs très divisés. Enfin, il faut reconnaître que le maire de Dakar, Khalifa Sall, a effectué une très bonne campagne.
Depuis plusieurs années maintenant, il est présenté comme un présidentiable en puissance. Le considérez-vous comme un allié ou comme un futur rival ?
En tant qu'éminent membre du PS, il appartient à la mouvance présidentielle, je ne vois pas pourquoi je devrais le considérer autrement que comme un partenaire. Et puis le débat sur les présidentiables est loin d'être ma préoccupation du moment...
Alors qui est votre principal adversaire aujourd'hui ? Le PDS d'Abdoulaye Wade, le Rewmi d'Idrissa Seck ?
Ce sont les inégalités sociales, le chômage des jeunes, la situation dans les banlieues ou en milieu rural. Si j'ai des soucis à me faire, c'est par rapport à ces défis, que nous devons impérativement relever. Le reste, c'est de la politique politicienne.
Parmi vos nombreuses promesses électorales formulées en 2012, il y avait la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans. Aucun calendrier n'a encore été évoqué, encore moins les modalités de la révision constitutionnelle que cela impliquerait. Pourquoi tant de mystère ?
Mais il n'y a aucun mystère ! Il s'agit d'une décision personnelle, prise avant même d'être élu. Et je m'y tiendrai.
S'il n'y a pas de doute dans votre esprit, l'opinion publique, elle, s'interroge et se demande si vous tiendrez bien cet engagement...
Le doute, ce sont certains agitateurs qui l'instillent. Les modalités sont simples car elles sont inscrites dans la loi fondamentale : il faut impérativement un référendum. Quant au calendrier, c'est à moi de le définir. Pour rassurer ceux qui s'inquiètent, il aura lieu en 2016.
La Commission nationale de réforme des institutions (CNRI), que vous aviez vous-même installée, vous a rendu en février un volumineux rapport dressant une liste de diverses propositions, y compris l'adoption d'une nouvelle Constitution. Quelles réformes institutionnelles entendez-vous mettre en oeuvre ?
Tout d'abord, il ne s'agit pas de changer de Constitution, mais de changer "la" Constitution, la nuance est importante. Seules certaines dispositions sont concernées. Comme réduire les mandats présidentiels à une durée de cinq ans chacun et les limiter à deux, ou faire en sorte que cette disposition ne soit plus révisable à l'avenir. Si nous disposons d'institutions fortes, nous avons en revanche besoin de les moderniser. Parmi les réformes envisagées, on compte ainsi la suppression du Sénat ou l'amélioration de la justice, notamment dans le domaine du commerce. En effet, nous avons pris l'engagement de faire du Sénégal un pays émergent. Le développement de l'investissement privé nécessite, par exemple, que les contentieux administratifs soient tranchés dans des délais plus raisonnables. Il n'est pas non plus exclu qu'à terme nous revenions sur notre organisation administrative pour réinstaurer un Conseil d'État ou une Cour de cassation. Nous pourrions également créer un Conseil des collectivités, compte tenu de l'enjeu que représente la décentralisation. Enfin, il faut mettre en place tout ce qui concourt à la bonne gouvernance. J'ai fait adopter, entre autres, une loi sur la déclaration de patrimoine pour l'ensemble des gestionnaires, administrateurs de crédits et ordonnateurs de dépenses publiques qui gèrent des budgets supérieurs à 1 milliard de F CFA (1,5 million d'euros). Nous avons également introduit de nouvelles institutions telles que l'Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac).
Est-ce vous qui, personnellement, avez pris la décision de ressusciter la Crei, créée en 1981 et suspendue trois ans plus tard ?
Absolument. C'est moi qui l'ai réactivée, en même temps que j'ai lancé l'Ofnac. C'est cet organisme qui reçoit l'ensemble des déclarations de patrimoine des assujettis et qui a tout pouvoir de contrôle et d'autosaisine.
Au Sénégal nous disposons d'une justice qui fonctionne. (...) Si Abdoulaye Wade doit être poursuivi, je ne pourrai pas m'y opposer.
Que répondez-vous aux juristes et aux associations de défense des droits de l'homme qui reprochent à la Crei de ne pas se conformer aux droits de la défense, dans la mesure où elle inverse la charge de la preuve, ou qu'aucun recours n'est possible ?
C'est du "juridisme", si je puis dire, même si ce sont des opinions respectables. Je considère pour ma part que la défense des deniers publics est prioritaire pour des pays pauvres très endettés comme le nôtre. Cette juridiction, ce n'est pas moi qui l'ai créée. Maintenant, si nous devons faire évoluer la Crei, je n'y vois aucun inconvénient. Mais je rappelle qu'au Sénégal nous disposons d'une justice qui fonctionne. Ce n'est pas un hasard si l'Union africaine [UA] nous a confié le soin de juger le président Habré.
Pourquoi alors avoir recours à une juridiction d'exception ?
Dans toutes les grandes républiques, vous trouvez des juridictions d'exception. Elles obéissent, ici comme ailleurs, à la nécessité de résoudre des problèmes particuliers. Concernant l'enrichissement illicite des hauts responsables de l'État, et cette fameuse inversion de la charge de la preuve, je ne vois pas bien où se situe le problème. Il s'agit de prouver la licéité de biens supposés illicites parce que, par exemple, le train de vie d'untel est en totale disproportion avec ses revenus officiels. Si ce dernier prouve sa bonne foi - et ce ne devrait pas être très compliqué s'il n'a rien à cacher -, le débat est clos. Dans le cas contraire, il appartient aux juges de trancher. Pas au président de la République. Je définis la politique judiciaire, je ne rends pas justice. Et ma politique, c'est que l'argent public serve à notre population, pas à quelques margoulins.
L'ensemble des personnalités politiques suspectées aujourd'hui de s'être enrichies frauduleusement pendant les mandats d'Abdoulaye Wade sont ses proches collaborateurs de l'époque. Pourquoi n'avez-vous pas traduit en justice l'ancien président ? N'est-il pas le principal responsable de la gestion des fonds publics ?
Je me répète : il ne m'appartient pas de traduire en justice l'ancien président de la République. Les dossiers sont instruits par le parquet spécial. C'est aux juges d'apprécier l'implication de telle ou telle personne.
Donc si la justice décidait de poursuivre l'ancien président, vous ne vous y opposeriez pas ?
Je n'en ai même pas le pouvoir.
Le procès de son fils Karim cristallise l'attention, au Sénégal comme à l'étranger. Vous vous connaissez bien et entreteniez même, contrairement à ce que dit la rumeur, de bonnes relations. Que pensez-vous de son cas particulier ?
Je vis cette situation avec beaucoup de regrets. Si les concernés avaient suivi notre conseil lorsque cette cour a été réactivée, il aurait été possible, tout en respectant les principes de la présomption d'innocence et en restant dans le cadre de la loi, de discuter et de transiger, notamment en remboursant au Trésor public une partie des sommes détournées. Aujourd'hui, nous n'en sommes plus là. C'est bien dommage, mais la loi, c'est la loi.
Karim Wade prétend qu'il s'agit d'un procès politique destiné à éliminer l'un de vos principaux adversaires...
Il y a trop de considérations politiciennes dans cette affaire. Peut-être pour éviter de parler de l'essentiel : les faits, graves, qui lui sont reprochés. Je ne nourris aucune inquiétude par rapport à quelque adversaire que ce soit. Je ne considère d'ailleurs même pas qu'il en soit un.
Autre procès, celui de Hissène Habré, l'ancien chef de l'État tchadien, qui doit être jugé au Sénégal. Qu'est-ce qui vous a décidé à rendre possible cette procédure que votre prédécesseur avait laissé traîner pendant près de dix ans ?
Lorsque je suis arrivé à la présidence, j'ai trouvé un dossier pour le moins épineux, un conflit sérieux entre la Belgique et le Sénégal. Et la communauté internationale faisait pression pour que le président Habré soit extradé - ce que j'ai refusé. Mais si nous excluions l'extradition, nous devions tout de même faire en sorte qu'il soit jugé, sur notre continent, conformément au mandat de l'UA. Il était de mon devoir de donner suite à ce dernier : on ne peut pas se plaindre sans cesse du fait que les Africains sont jugés ailleurs et ne rien faire chez nous.
Quand s'ouvrira son procès ?
Je suis incapable de vous le dire puisque, encore une fois, je ne m'occupe pas du détail des questions judiciaires. Ce que je sais, c'est que le procureur des chambres africaines est à pied d'oeuvre et que la procédure est engagée.
Que répondez-vous à ceux qui s'inquiètent d'une restriction des libertés publiques au Sénégal ? Des manifestations prévues à Dakar ont été interdites, des opposants ont été incarcérés ou convoqués pour offense au chef de l'État. Un blogueur tchadien et un opposant gambien ont été expulsés...
C'est une caricature. Soyons précis et objectifs : il n'y a pas eu de répression contre quelque manifestation que ce soit. Lorsque les gens annoncent qu'ils vont déstabiliser les institutions et qu'ils veulent organiser des marches qui n'ont aucun lien avec la démocratie ou la liberté d'expression, il est du devoir des autorités d'apprécier les risques de trouble à l'ordre public. A contrario, sous mon prédécesseur, qui voulait à tout prix son troisième mandat, nous avons connu des manifestations, interdites, avec des morts, notamment place de l'Obélisque, en 2012. La seule règle désormais, c'est le respect de la loi. Lorsqu'une personne ou un organe de presse décide de diffamer ou de diffuser sciemment de fausses informations, lorsqu'on produit de faux documents pour attribuer au président de la République des avoirs qu'il n'a pas, on tombe sous le coup de la loi. Cela n'a rien à voir avec une quelconque menace sur les libertés.
Marième Faye Sall, l'épouse du président, dans leur résidence dakaroise, en 2012.
Marième Faye Sall, l'épouse du président, dans leur résidence dakaroise, en 2012. © Émilie Régnier/Pour J.A.
En 2012, vous aviez reçu le soutien du mouvement Y'en a marre, à qui vous aviez rendu hommage le soir de votre victoire. Aujourd'hui, le groupe Keur Gui, cofondateur du mouvement, s'apprête à sortir un album qui critique votre gouvernement, avec notamment un morceau, Diogou fi ("rien n'a changé"), qui dénonce l'absence de véritable rupture depuis le départ d'Abdoulaye Wade...
C'est leur jugement. En 2012, il s'agissait d'un mouvement populaire massif. Si j'ai été élu à 66 % au second tour, c'est qu'il y a eu une vraie lame de fond, la conjonction des actions des politiques et de la société civile, dont fait partie Y'en a marre, des jeunes, des femmes, etc. Y'en a marre, comme tous les autres, doit rester une vigie permanente pour la démocratie. Nous ferons le bilan à la fin de mon mandat et verrons s'ils ont eu raison ou pas.
Le Sénégal a jusqu'à présent réussi à éviter la propagation du virus Ebola, malgré sa frontière commune avec la Guinée. Vous avez décidé de fermer les frontières terrestres avec ce pays et les frontières aériennes et maritimes avec la Sierra Leone et le Liberia. Cette solution défensive sera-t-elle suffisante pour endiguer l'épidémie qui frappe si tragiquement l'Afrique de l'Ouest ?
Nous avons connu un cas, qui a été traité et guéri. Bien sûr, des mesures fortes ont été prises pour essayer de contenir le risque de propagation à travers les frontières terrestres, aériennes et maritimes. Mais nous avons surtout développé la prévention et la sensibilisation. Le risque est énorme.
La fermeture de la frontière n'a pas beaucoup plu à votre homologue Alpha Condé...
Nous en avons parlé, et je pense que nous nous sommes compris. Le Sénégal ne ferme pas la porte à la Guinée, mais il a jugé utile, à un moment donné, de fermer ses frontières. L'histoire nous a donné raison puisque le seul cas constaté chez nous, un Guinéen, est passé par la frontière terrestre. Nous avons cependant ouvert un couloir humanitaire pour permettre l'intervention de tous ceux qui veulent aller dans les pays les plus durement touchés. Nous-mêmes avons fait l'objet de mesures similaires pour un seul cas. Et nous l'avons compris...
Médecins sans frontières, notamment, s'est inquiété du manque de mobilisation des pays occidentaux mais aussi de l'UA pour donner aux États concernés les moyens de lutter contre l'épidémie. Partagez-vous ce sentiment ?
J'ai plaidé à Washington, lors du sommet États-Unis - Afrique début août, pour une intervention rapide et massive de la communauté internationale. Malheureusement, les réactions sont toujours tardives. Il a fallu attendre 3 000 morts. Mieux vaut tard que jamais, mais le monde doit prendre conscience que si Ebola n'est pas correctement traité en Afrique de l'Ouest, les ravages seront incalculables. Notamment si ce virus atteint d'autres continents.
Quel bilan tirez-vous de ce sommet États-Unis - Afrique ?
C'est un événement historique puisque, pour la première fois, l'Afrique et les États-Unis se retrouvaient autour de questions ayant trait à leurs relations directes. Le mérite en revient au président Obama. L'Afrique est aujourd'hui à la croisée des chemins et elle représente un centre d'intérêt pour le monde entier. Il est important que la première puissance mondiale essaie de voir comment elle peut bâtir des ponts avec le continent. Concrètement, sur le plan des résultats, les États-Unis s'impliquent davantage dans la sécurité en Afrique. L'initiative Power Africa pour le secteur énergétique, notamment l'électricité, a par ailleurs vu son enveloppe passer de 7 milliards à 26 milliards de dollars [de 5,5 milliards à 20,5 milliards d'euros] en une année. C'est un pas important, mais nous avons suggéré au président Obama de mettre désormais l'accent sur des projets régionaux au lieu d'intervenir sélectivement dans tel ou tel pays.
Le Sénégal entretient une relation privilégiée car historique avec la France, mais vous êtes aussi le seul chef d'État africain à avoir été invité individuellement par Barack Obama et à l'avoir reçu en visite officielle. Vous avez également effectué un déplacement important en Chine et vous êtes par ailleurs bien introduit auprès des monarchies du Golfe. La diplomatie sénégalaise est-elle toujours en quête de diversification ?
Le Sénégal a toujours été un pays d'ouverture, depuis le président Senghor. Il est normal que notre diplomatie s'attache autant à la consolidation de nos relations historiques qu'à la diversification de nos partenaires. Nos horizons s'élargissent, mondialisation oblige.
Votre voisin du Sud, la Guinée-Bissau, est enfin sorti de la phase d'instabilité consécutive au coup d'État d'avril 2012. Pensez-vous que ce pays a définitivement tourné la page de la violence politique ?
La Guinée-Bissau doit être soutenue par la communauté internationale dans ses efforts de démocratisation, de renforcement des institutions et de lutte contre la pauvreté. Cela a été le cas lors de la précédente crise, notamment grâce à la Cedeao [Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest], à l'UA, aux Nations unies, à l'Union européenne [UE] et à la CPLP [Communauté des pays de langue portugaise]. Seule, elle ne pourra pas s'en sortir.
Le limogeage du chef d'état-major de l'armée, António Indjai, putschiste récidiviste recherché par la justice américaine pour complicité de narcotrafic, est-il une bonne chose selon vous ?
Je ne me permettrai pas de commenter les décisions prises par un chef d'État dans le cadre de la gestion de la sécurité nationale.
La Guinée-Bissau et la Gambie ont longtemps servi de base arrière aux rebelles du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). Qu'attendez-vous de ces deux États pour solder ce conflit vieux de trente ans ? Je souhaite que la Gambie, la Guinée-Bissau et le Sénégal - qui abritent, malgré les frontières, les mêmes peuples - travaillent de concert au retour définitif de la paix en Casamance. C'est déjà le cas à vrai dire, et les résultats sont pour l'instant encourageants.
Aucun pays n'est à l'abri du terrorisme. Mais nous disposons de remparts efficaces, comme les confréries religieuses.
Vous avez lancé cette année un plan pour le développement de la Casamance. Pourra-t-il se concrétiser avant que les derniers maquis ne déposent les armes ?
Nous avons voulu, à travers des projets agronomiques, agricoles et d'infrastructures, en faveur des femmes et des jeunes, donner une perspective de développement aux Casamançais. Parallèlement, nous poursuivons le processus de paix, car l'un ne va pas sans l'autre. Il faut se donner du temps, mais depuis deux ans et demi, nous sommes sur le bon chemin : il n'y a eu ni conflit ouvert ni coups de feu.
Qui est votre interlocuteur, Salif Sadio ou son rival, César Atoute Badiate ?
Les négociations progressent avec les deux. Grâce à la communauté de Sant'Egidio, mais aussi à d'autres personnes de bonne volonté, comme le cardinal de Dakar, par exemple.
Le Sénégal a jusque-là été épargné par les mouvements jihadistes qui ont proliféré du Maghreb au Nigeria en passant par le Sahel. Existe-t-il un risque de voir se développer ici un islam radical adepte de la lutte armée, compte tenu, entre autres, de la concentration d'intérêts occidentaux dans le pays ?
Aucun pays n'est à l'abri de ce fléau. Mais nous disposons de remparts efficaces, comme les confréries religieuses, et demeurons extrêmement vigilants, à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières. Enfin, nous consacrons l'essentiel de nos efforts à un autre front, celui de la lutte contre la pauvreté, laquelle nourrit le terrorisme.
Votre PSE a suscité l'intérêt des bailleurs de fonds. Mais quelles retombées concrètes peuvent en attendre les Sénégalais, notamment à l'issue de sa première échéance, en 2018 ?
Il s'agit en fait d'un plan divisé en séquences de dix années ayant 2035 pour horizon. Mais nous avons effectivement élaboré une première tranche prioritaire quinquennale. C'est elle qui était concernée par le Groupe consultatif de Paris pour l'obtention de 20 milliards de dollars, soit 10 000 milliards de F CFA sur les cinq prochaines années. Nous avons obtenu l'intégralité de ce financement d'ici à 2018. Ce qui est très encourageant et démontre que les bailleurs ont confiance en nous. Alors, qu'est-ce qui va changer ? Le système productif sénégalais d'abord, et en particulier l'agriculture, en conjuguant son volet traditionnel à l'agro-industrie. Cela passe, entre autres, par l'amélioration de nos infrastructures. Ainsi, nous démarrerons la construction de 120 km d'autoroutes d'ici au début de 2015. Nous avons également lancé des productions d'énergie indépendantes pour près de 500 mégawatts avec un mix charbon, hydroélectricité, solaire et fioul. Cela va non seulement nous permettre, d'ici à 2016, de répondre à la demande, mais aussi d'améliorer la qualité du service et de baisser les coûts de l'électricité. Nous nous occupons également du capital humain, de la politique de protection sociale, de la couverture maladie, des bourses de sécurité familiale, etc. Cette année, pour la première fois dans l'histoire du pays, nous comptons 15 milliards de F CFA de transferts directs du budget national aux familles pauvres.
On annonce régulièrement le dépôt de bilan imminent de Sénégal Airlines en raison de son surendettement. Jusqu'où l'État est-il prêt à aller pour sauver la compagnie nationale ?
Sénégal Airlines a un problème depuis sa naissance : sa sous-capitalisation. Son endettement en découle en partie. Nous avons essayé de sauver l'entreprise en la restructurant et en cherchant de nouveaux partenaires. Nous sommes en train d'y parvenir. D'ici à quelques mois, nous pourrons annoncer une issue heureuse.
Dakar doit accueillir, fin novembre, le 15e sommet de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Cinq candidats sont en lice pour succéder au Sénégalais Abdou Diouf au poste de secrétaire général de l'OIF : quatre Africains et une Nord-Américaine. Qui a votre préférence ?
Accueillir ce sommet n'est pas une mince affaire, d'autant qu'il s'agira également de rendre hommage au président Diouf, chez lui. Mais nous sommes fin prêts. Quant à l'identité de celui qui sera désigné pour le poste de secrétaire général, nous observons et discutons avec les uns et les autres pour que la question soit réglée avant le sommet par la concertation. C'est tout ce que je peux vous dire.
Le successeur d'Abdou Diouf doit-il impérativement être africain comme le veut la tradition ?
Cette décision appartient aux chefs d'État.
Mais vous êtes chef d'État...
Je suis l'hôte de ce sommet. Ce n'est pas à moi, pour des raisons diplomatiques évidentes, de répondre.
Les Sénégalais n'ont guère apprécié l'influence exercée par Karim Wade lorsque son père était président. Aujourd'hui, on prête à votre épouse Marième Faye Sall un grand pouvoir, et la présence de votre frère ou d'autres membres de votre famille sur les listes de la mouvance présidentielle lors des dernières élections locales a été critiquée. Comprenez-vous les soupçons de népotisme ainsi exprimés ?
Je peux comprendre beaucoup de choses, sauf la mauvaise foi. Comment peut-on comparer ces deux situations ? De qui parle-t-on ? De mon frère ? S'il avait été nommé par décret à une haute fonction ou s'il avait obtenu tel ou tel marché, ces critiques seraient pertinentes. Mais il a été élu dans une ville - Guédiawaye, 500 000 habitants, dans la banlieue de Dakar - où il s'est battu aux côtés de ses camarades du parti, et sans mon soutien d'ailleurs. Comme mon beau-frère à Saint-Louis. Ce sont des élections, non une désignation. Si je pouvais intervenir, forcer la décision, mon parti aurait-il perdu à Dakar ou dans d'autres villes ? Quant à mon épouse, elle est à mes côtés comme toutes les épouses du monde. Nous discutons. Elle travaille avec sa fondation qui cherche des donateurs, notamment dans le domaine de l'éducation. Et alors ? Aujourd'hui on parle d'elle, demain ce sera mon fils... Heureusement qu'il est encore petit, sinon on m'accuserait de réduire mon mandat pour lui céder la place ! Soyons sérieux, les Sénégalais méritent mieux que ce genre de polémiques.
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Propos recueillis par Marwane Ben Yahmed, envoyé sépcial à Dakar

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