Fils
d’un esclave affranchi, Biram Dah Abeid se bat pour abolir l’esclavage
dans son pays, la Mauritanie. Un pays où, malgré un cadre législatif
contraignant, cette pratique n’a pas cessé. Récit d’un militant obstiné
qui a connu l’opprobre et la prison.
L’opprobre et la prison.
Carrure de charpentier et gueule de lutteur, Biram Dah Abeid est un
colosse. D’ailleurs il ne parle pas, il martèle, le regard planté dans
les yeux de son interlocuteur.
Mais
lorsqu’il raconte l’histoire de sa famille, il se fait menu et volubile
comme un griot, sans se départir de sa voix de stentor. C’est que son
histoire n’est pas facile à raconter. Il y est question d’« un village
bambara en Mauritanie, dont les habitants furent réduits en esclavage.
Un jour, une fille vendue à un Arabo-Berbère est enceinte, tandis que
son maître tombe très malade. Les marabouts, que le maître a consultés
pour hâter sa guérison, lui conseillent de poser un geste généreux. Il
décide alors d’affranchir l’enfant que portait sa jeune esclave. Ce
fœtus était libre avant de naître. C’était mon père, venu au monde en
1922. »
En
principe aboli depuis 30 ans et criminalisé en 2007, l’esclavage reste
une réalité bel et bien ancrée dans la société mauritanienne. Situé à
l’ouest du Sahel, ce pays compte aujourd’hui 3,5 millions d’habitants :
Blancs, Noirs et esclaves noirs des Blancs. Et plus précisément
d’Arabo-Berbères (20 %), de Négro-Mauritaniens –Peuls, Soninkés,
Bambaras, Wolofs – jamais asservis et qui pratiquent encore leur propre
langue (30 %) et d’Harratines (50 %), ces Africains noirs dont les
ancêtres réduits en esclavage ont adopté la langue de leurs maîtres
arabo-berbères. Une grosse moitié de ces Harratines ont été affranchis
au fil du temps, les autres ayant été en principe libérés dans le cadre
de l’ordonnance d’abolition de 1981.
En
principe, car leur joug se prolonge encore aujourd’hui. Analphabètes,
sans qualification, ni famille, ni réseaux sociaux, les esclaves restent
confinés au foyer de leur maître, le seul qu’ils n’aient jamais connu.
D’autant que la société mauritanienne n’est pas prête à leur faire de la
place, tellement ils sont nombreux, un cinquième de la population, et
tellement l’existence et la légitimité de l’esclavage reste profondément
imprimés dans les esprits. « Mon père s’est marié à une esclave du pays
qui lui a donné deux enfants, puis il est allé faire du commerce au
Sénégal, l’eldorado de l’Afrique de l’époque, poursuit Biram.
« L’ordonnance d’affranchissement a poussé les maîtres à rappeler leurs esclaves pour gonfler leurs indemnités »
Un
jour, il a voulu faire venir sa famille. Mais il n’a pas pu. Sa femme
restait la propriété de son maître sans que mon père puisse rien y
faire. Même chose pour ses enfants car la condition d’esclave se
transmet par la mère. Mon père s’est donc remarié avec une femme libre,
avec qui il a eu six filles, puis en 1965, un garçon. C’était moi. Mon
père a souffert de l’esclavage, il m’a éduqué pour le combattre et je
lui ai promis d’y consacrer ma vie. »
La vie
de Biram Dah Abeid sera d’abord celle d’un enfant libre, mais
discriminé. Il étudie à l’école de Rosso, une ville située au sud de la
Mauritanie, à la frontière du Sénégal, puis tente de faire l’université à
Nouakchott, la capitale, où il échoue, faute d’argent et de soutien de
ses professeurs. L’esclavage est alors aboli depuis une dizaine
d’années. Une disposition qui a fait, selon lui, empirer la situation. «
Quelques années auparavant, de grandes sécheresses avaient décimé les
troupeaux et ravagé les champs, explique-t-il.
Les
maîtres n’ayant plus de travail à confier à leurs esclaves, ils ont été
nombreux à s’en séparer, n’en gardant qu’une poignée pour s’occuper du
ménage. C’est comme cela que de gros bidonvilles sont apparus autour des
centres urbains. L’ordonnance d’affranchissement de 1981 prévoyait de
dédommager les maîtres, ce qui les a poussés à rappeler leurs esclaves
pour gonfler leurs indemnités. »
Biram
Dah Abeid décroche alors un emploi de greffier dans un tribunal de
Nouakchott. Un travail subalterne (« le juge à tous les droits »,
dit-il), mais un travail intellectuel qui lui permet de se faire des
relations sociales et politiques. Il rejoint ensuite SOS-Esclaves,
l’organisation abolitionniste de référence.
Cependant, son rêve de faire des études ne l’a pas quitté. Après dix ans
de travail, une petite épargne accumulée lui permet de s’installer à
Dakar au Sénégal, loin des ségrégations qui frappent les Harratines.
Durant six ans, il y fait de nombreuses études, se plongeant dans
l’histoire, la sociologie et le droit à l’Université Cheikh- Anta-Diop. A
son retour en 2006, bardé de diplômes, Biram Dah Abeid trouve une
Mauritanie transfigurée par le grand virage démocratique qu’elle vient
d’amorcer. L’année suivante, des élections libres portent un président
élu à la tête du pays, le parlement durcit la loi d’abolition en
criminalisant l’esclavage et plusieurs institutions publiques sont
créées pour accompagner la démocratisation du pays. Il rejoint l’une
d’elles, comme conseiller de la Commission nationale des droits de
l’homme. A 42 ans, il accède ainsi à la plus haute fonction pour parler
d’abolitionnisme. Une consécration qui n’aura qu’un temps. L’année
suivante, un coup d’Etat balaye le président élu. « L’armée s’inquiétait
de voir le nouveau régime s’attaquer réellement au problème de
l’esclavage », analyse-t-il. Et Biram est tout simplement limogée. Une
première. « Je suis le seul opposant politique à avoir été radié de
l’administration. » L’ex-conseiller du président continue à militer à
SOS-Esclaves où il a acquis une certaine aura. Mais il trouve ce cercle
d’intellectuels trop étroit, réservé à une élite qui négocie avec le
pouvoir sans le bousculer ni obtenir d’avancées. Le combat
abolitionniste touche la moitié de la population. Et pour Biram, il lui
faut un grand mouvement populaire, avec meetings, manifestations et
coups d’éclat. Surtout des coups d’éclat.
Avec
quelques amis, il crée en 2008 l’IRA (Initiative pour la résurgence du
mouvement abolitionniste), qui compte aujourd’hui 3000 militants
déclarés et rassemble des milliers de sympathisants. Sa première action
publique a été de commémorer la mémoire de28 Noirs égorgés sans raison
en 1988 par des militaires, une action qui vaudra à Biram Dah Abeid ses
trois premiers mois de prison pour trouble à l’ordre public.
Sa
détermination ne fléchit cependant pas. L’année suivante, il projette de
renouveler son hommage aux 28 victimes, cette fois sur le lieu même de
leur exécution dans le camp militaire d’Inal, à 450 kilomètres de la
capitale. Une petite caravane de véhicules mettra deux jours pour
rejoindre le camp, ralenti par d’innombrables barrages militaires et
plusieurs manœuvres d’intimidation…
Ce fils d’esclave affranchi parle haut et fort, connaît du monde
et
marque des points. En juin de l’année dernière, il franchit un nouveau
cap, peut-être le dernier, qui peut le mettre au ban de la société. Il
dénonce alors les fondements de l’esclavagisme en
Mauritanie. « Les imams sont les premiers actionnaires de l’esclavage.
« Comment justifier qu’un musulman puisse faire d’un autre musulman sa propriété, le mutiler, le violer, le vendre, le tuer ? »
Ce
sont eux qui le légitiment et le sacralisent avec les livres. Il faut
lever ce tabou. » Durant une manifestation à Nouakchott,
Biram
Dah Abeid a donc brûlé un code noir, livre sacré qui justifie
l’esclavage. « Ce geste, je l’ai payé cher, j’ai été accusé d’apostasie,
de renier ma foi, alors que je suis un musulman fidèle qui revendique
un islam égalitaire. » Est ce renié sa foi que de prendre des distances
par rapport à des textes écrits aux IXe et XIVe siècle par des penseurs
issus d’une société esclavagiste ? « La première source de la loi, c’est
le Coran, et celui-ci interdit à tous les musulmans de faire couler le
sang d’autres musulmans, de prendre leurs biens et de bafouer leur
dignité. Comment alors justifier qu’un musulman puisse faire d’un autre
musulman sa propriété, le mutiler, le violer, le vendre, le tuer ? C’est
une contradiction flagrante avec la parole d’autorité. »
Le
militant obstiné est alors envoyé en prison pour six mois, avant d’être
remis en liberté provisoire. Ce qui ne l’empêche pas de voyager. « Les
autorités me laissent sortir sans problème dans l’espoir
que je
ne rentre pas. » En mai dernier, il était en Irlande pour recevoir le
prix du défenseur des droits de l’homme en danger de
l’ONG irlandaise Front Line Defenders. En octobre, il défendait, au
Parlement européen, la cause de ses camarades de combat. « Trois
militants sont actuellement en prison et des dizaines d’autres en
liberté malgré une condamnation, les tribunaux émettent des sentences
sans les rendre exécutoires. C’est de l’intimidation, mais ça ne marche
pas. Nous sommes toujours là. ET moi, je rentre poursuivre la lutte au
pays. » ■
Jean-François Pollet
Janvier & février 2014
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