Le Monde - Dans « Je suis seul », le romancier mauritanien imagine une ville, en bordure du désert, tombée entre les mains de djihadistes. Rendez-vous à midi dans une librairie près du métro Goncourt, à Paris. Cherchant un café, notre choix se porte sur La Bonne Bière. Nous sommes début novembre et les gerbes de fleurs ne sont pas encore là pour rappeler que ce lieu a été l’une des cibles des attentats de 2015.
Le souvenir revient tandis que Mbarek Ould Beyrouk évoque son nouveau livre, Je suis seul (éditions Elyzad) : le soliloque d’un homme caché dans un appartement alors que sa ville est tombée sous le joug djihadiste.
Longtemps l’écrivain mauritanien a refusé de suivre « cette mode d’écrire sur le djihadisme ». Depuis son premier roman, Et le ciel a oublié de pleuvoir (Dapper, 2006), l’auteur construit une œuvre entièrement dédiée au Sahara d’aujourd’hui et au quotidien de ses peuples – les Touareg, les Toubou, les Maures – « assis entre deux mondes » : le désert et la ville, les traditions et la modernité.
« Les lieux de mes romans sont l’esquisse de mon histoire personnelle. Je suis né à Atar, en bordure du grand désert, d’une tribu dont l’espace de nomadisme et de commerce allait de Guelmim, dans le sud du Maroc, à Tombouctou, au Mali. Mon grand-père est marocain et ma grand-mère malienne. Je partage la même culture qu’un ensemble beaucoup plus vaste que la Mauritanie. Cet espace est mon véritable pays. »
« Francoscribe »
Il commande un thé vert puis lance une remarque gentiment moqueuse sur la fadeur des breuvages ici. Tombé amoureux de la littérature à 13 ans, quand son père instituteur lui met entre les mains Les Misérables, de Victor Hugo, Beyrouk écrit son premier livre en 1995.
Puis il attend dix ans avant d’oser le proposer à un éditeur. Celui qui se définit comme « francoscribe » et non comme francophone a choisi d’écrire en français par amour pour cette langue dans laquelle se déploie son grand talent poétique.
L’ancien journaliste, désormais conseiller culturel à la présidence, vit à Nouakchott. Pratique pour passer de temps en temps une nuit sous une tente dans le désert, à quinze minutes de la capitale. En parler l’enchante.
« Aujourd’hui, nous sommes citadins, mais nous avons toujours un pied, ou plutôt une tête, dans notre culture. Le désert est une présence. Cet espace qui nous a été plus ou moins enlevé et auquel nous avons en réalité tourné le dos, nous refusons de le renier. »
Chez l’auteur, l’attachement au désert est souvent synonyme d’attachement aux traditions. Comment être soi, vivre et aimer, tout en respectant les règles ? Cette tension porte ses livres, notamment Le Tambour des larmes (Elyzad, 2015, prix Kourouma 2016), où une jeune femme, Rayhana, est contrainte d’abandonner son enfant né hors mariage pour préserver l’honneur de la tribu.
Ce conflit semble inépuisable pour l’écrivain, qui travaille en ce moment sur un roman dont le jeune héros s’oppose aux cheikhs. Dans son œuvre, Je suis seul apparaît donc comme un pas de côté. « C’est mon pays, c’est ma religion, je ne peux plus rester silencieux », déclare-t-il.
Ses pires craintes
Son sourire s’efface. Il décrit le plus grand parti d’opposition, Tawassoul (islamiste), et les jeunes « peu éduqués, qui ne connaissent souvent rien à la religion » et qui embrassent le djihadisme. Le narrateur de Je suis seul, parti se ressourcer dans le désert, trouve à son retour sa ville morte, les femmes entièrement voilées. Pas un rire, pas un bruit, seulement le vacarme des arrestations en pleine rue.
L’écrivain précise que la Mauritanie ne ressemble en rien à ce sombre tableau. Et rappelle que 95 % des oulémas sont opposés à la tendance islamiste et que les femmes ne portent que très rarement le tchador. Mais le livre reflète ses pires craintes.
Beyrouk voit l’engouement pour le djihadisme comme un phénomène né de l’exclusion, de la corruption, de la misère économique. De la misère intellectuelle et idéologique, aussi.
« Dans les années 1960 et 1970, il y avait des mouvements de libération. On pensait au socialisme, aux lendemains qui chantent. Aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout ça. »
Ce qui l’effraie chez les partisans de cette idéologie, c’est le refus des traditions religieuses de la Mauritanie, l’opposition à l’ordre ancien et à l’autorité des oulémas et des cadis (les magistrats musulmans), le rejet de l’islam malékite et du soufisme, qu’il décrit comme « une philosophie islamique essentiellement centrée sur la personne et non violente ».
Pourtant, ce phénomène n’est pas nouveau. Beyrouk a écrit Je suis seul pour le rappeler. Le narrateur a un ancêtre, Nacereddine. Ce mystique du XVIIe siècle a vraiment existé mais n’est, selon lui, dans aucun livre d’histoire. Il voulait instaurer une théocratie de part et d’autre du fleuve Sénégal et lutter contre la traite d’esclaves. Il a combattu contre les petits royaumes. Son appel au djihad a été suivi par des dizaines de milliers de fidèles, maures comme wolof. Cet enthousiasme fascine l’écrivain.
« Le succès de Nacereddine a coïncidé avec un moment de crise. Les Français étaient installés au Sénégal, où ils pratiquaient le commerce d’esclaves, il y avait eu une grande période de sécheresse et l’arrivée de tribus arabes venues du nord. Nacereddine apparaît comme une révolte contre tout ça. »
Réclusion forcée
En rupture avec certaines thématiques chères à l’auteur, Je suis là marque également un changement formel. Le soliloque et la réclusion forcée du narrateur empêchent le foisonnement de personnages et la multitude de déplacements, qui sont la marque des œuvres de Beyrouk.
« Ecrire sur quelqu’un qui est enfermé dans une chambre au milieu d’une ville occupée par les djihadistes, c’était une façon pour moi de montrer que tout est devenu emprisonnement. Cet homme qui regarde au dehors à travers l’interstice d’une fenêtre, c’est nous tous. Nous sommes souvent confinés dans notre petit monde, à ne voir qu’un seul aspect des choses. J’écris sur le Sahara parce que c’est ce que je connais le mieux, mais je crois que chaque personne renferme l’humanité entière. Partout, nous sommes dans le monde. Partout, l’homme est l’homme. »
Depuis le Sahara, Beyrouk raconte le monde. A hauteur d’homme et au présent. Car écrire sur le passé « forcément glorieux » et sur les saints et les prophètes, ce serait prendre le risque de croire que nous ne sommes rien. Alors qu’il y a tant à dire sur les peuples du Sahara, dont l’art de vivre toujours nous aimante.
Je suis seul, de Beyrouk, Elyzad, 112 pages, 14 euros
Gladys Marivat (Collaboratrice du "Monde des livres")
Le souvenir revient tandis que Mbarek Ould Beyrouk évoque son nouveau livre, Je suis seul (éditions Elyzad) : le soliloque d’un homme caché dans un appartement alors que sa ville est tombée sous le joug djihadiste.
Longtemps l’écrivain mauritanien a refusé de suivre « cette mode d’écrire sur le djihadisme ». Depuis son premier roman, Et le ciel a oublié de pleuvoir (Dapper, 2006), l’auteur construit une œuvre entièrement dédiée au Sahara d’aujourd’hui et au quotidien de ses peuples – les Touareg, les Toubou, les Maures – « assis entre deux mondes » : le désert et la ville, les traditions et la modernité.
« Les lieux de mes romans sont l’esquisse de mon histoire personnelle. Je suis né à Atar, en bordure du grand désert, d’une tribu dont l’espace de nomadisme et de commerce allait de Guelmim, dans le sud du Maroc, à Tombouctou, au Mali. Mon grand-père est marocain et ma grand-mère malienne. Je partage la même culture qu’un ensemble beaucoup plus vaste que la Mauritanie. Cet espace est mon véritable pays. »
« Francoscribe »
Il commande un thé vert puis lance une remarque gentiment moqueuse sur la fadeur des breuvages ici. Tombé amoureux de la littérature à 13 ans, quand son père instituteur lui met entre les mains Les Misérables, de Victor Hugo, Beyrouk écrit son premier livre en 1995.
Puis il attend dix ans avant d’oser le proposer à un éditeur. Celui qui se définit comme « francoscribe » et non comme francophone a choisi d’écrire en français par amour pour cette langue dans laquelle se déploie son grand talent poétique.
L’ancien journaliste, désormais conseiller culturel à la présidence, vit à Nouakchott. Pratique pour passer de temps en temps une nuit sous une tente dans le désert, à quinze minutes de la capitale. En parler l’enchante.
« Aujourd’hui, nous sommes citadins, mais nous avons toujours un pied, ou plutôt une tête, dans notre culture. Le désert est une présence. Cet espace qui nous a été plus ou moins enlevé et auquel nous avons en réalité tourné le dos, nous refusons de le renier. »
Chez l’auteur, l’attachement au désert est souvent synonyme d’attachement aux traditions. Comment être soi, vivre et aimer, tout en respectant les règles ? Cette tension porte ses livres, notamment Le Tambour des larmes (Elyzad, 2015, prix Kourouma 2016), où une jeune femme, Rayhana, est contrainte d’abandonner son enfant né hors mariage pour préserver l’honneur de la tribu.
Ce conflit semble inépuisable pour l’écrivain, qui travaille en ce moment sur un roman dont le jeune héros s’oppose aux cheikhs. Dans son œuvre, Je suis seul apparaît donc comme un pas de côté. « C’est mon pays, c’est ma religion, je ne peux plus rester silencieux », déclare-t-il.
Ses pires craintes
Son sourire s’efface. Il décrit le plus grand parti d’opposition, Tawassoul (islamiste), et les jeunes « peu éduqués, qui ne connaissent souvent rien à la religion » et qui embrassent le djihadisme. Le narrateur de Je suis seul, parti se ressourcer dans le désert, trouve à son retour sa ville morte, les femmes entièrement voilées. Pas un rire, pas un bruit, seulement le vacarme des arrestations en pleine rue.
L’écrivain précise que la Mauritanie ne ressemble en rien à ce sombre tableau. Et rappelle que 95 % des oulémas sont opposés à la tendance islamiste et que les femmes ne portent que très rarement le tchador. Mais le livre reflète ses pires craintes.
Beyrouk voit l’engouement pour le djihadisme comme un phénomène né de l’exclusion, de la corruption, de la misère économique. De la misère intellectuelle et idéologique, aussi.
« Dans les années 1960 et 1970, il y avait des mouvements de libération. On pensait au socialisme, aux lendemains qui chantent. Aujourd’hui, il n’y a plus rien de tout ça. »
Ce qui l’effraie chez les partisans de cette idéologie, c’est le refus des traditions religieuses de la Mauritanie, l’opposition à l’ordre ancien et à l’autorité des oulémas et des cadis (les magistrats musulmans), le rejet de l’islam malékite et du soufisme, qu’il décrit comme « une philosophie islamique essentiellement centrée sur la personne et non violente ».
Pourtant, ce phénomène n’est pas nouveau. Beyrouk a écrit Je suis seul pour le rappeler. Le narrateur a un ancêtre, Nacereddine. Ce mystique du XVIIe siècle a vraiment existé mais n’est, selon lui, dans aucun livre d’histoire. Il voulait instaurer une théocratie de part et d’autre du fleuve Sénégal et lutter contre la traite d’esclaves. Il a combattu contre les petits royaumes. Son appel au djihad a été suivi par des dizaines de milliers de fidèles, maures comme wolof. Cet enthousiasme fascine l’écrivain.
« Le succès de Nacereddine a coïncidé avec un moment de crise. Les Français étaient installés au Sénégal, où ils pratiquaient le commerce d’esclaves, il y avait eu une grande période de sécheresse et l’arrivée de tribus arabes venues du nord. Nacereddine apparaît comme une révolte contre tout ça. »
Réclusion forcée
En rupture avec certaines thématiques chères à l’auteur, Je suis là marque également un changement formel. Le soliloque et la réclusion forcée du narrateur empêchent le foisonnement de personnages et la multitude de déplacements, qui sont la marque des œuvres de Beyrouk.
« Ecrire sur quelqu’un qui est enfermé dans une chambre au milieu d’une ville occupée par les djihadistes, c’était une façon pour moi de montrer que tout est devenu emprisonnement. Cet homme qui regarde au dehors à travers l’interstice d’une fenêtre, c’est nous tous. Nous sommes souvent confinés dans notre petit monde, à ne voir qu’un seul aspect des choses. J’écris sur le Sahara parce que c’est ce que je connais le mieux, mais je crois que chaque personne renferme l’humanité entière. Partout, nous sommes dans le monde. Partout, l’homme est l’homme. »
Depuis le Sahara, Beyrouk raconte le monde. A hauteur d’homme et au présent. Car écrire sur le passé « forcément glorieux » et sur les saints et les prophètes, ce serait prendre le risque de croire que nous ne sommes rien. Alors qu’il y a tant à dire sur les peuples du Sahara, dont l’art de vivre toujours nous aimante.
Je suis seul, de Beyrouk, Elyzad, 112 pages, 14 euros
Gladys Marivat (Collaboratrice du "Monde des livres")
Les articles, commentaires et propos sont la propriété de leur(s) auteur(s) et n'engagent que leur avis, opinion et responsabilité
Source : Le Monde (France)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire